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Petites Ignorances de la Conversation

Un ours mal léché

C'est un homme désagréable, bourru, grossier même, qui n'est ni poli, ni convenable, et ne sait rien des usages du monde. — Dans le langage familier de la société, celui qui ne se mêle à aucune de ces réunions qu'on appelle bals, soirées ou autrement, est déjà un ours ! Qu'il ajoute à ces habitudes de sauvagerie des manières un peu rudes ou gauches, et il passera sans transition à l'état de mal léché. C'est dur, mais c'est ainsi. Le monde est impitoyable pour ceux qui le fuient, il n'a pas d'épithètes assez outrageantes pour leur témoigner son mépris. — Maintenant, si l'on demande ce que vient faire, dans cette désobligeante comparaison, le vilain mot léché, nous répondrons qu'il s'est introduit dans le vocabulaire du monde à la faveur d'un ancien préjugé.

Par l'expression mal léché, on entend : mal élevé, sans formes, sans éducation ; or, on croyait autrefois que l'ours, en naissant, n'était qu'ébauché1, qu'il ne se complétait et ne prenait sa forme, définitive qu'après avoir été longtemps léché par sa mère :

« Ainsi que l'ours, à force de lécher son petit, le met en perfection, ainsi vois-je, etc. »
(Rabelais.)

Cela dit, la signification figurée de l'ours mal léché s'explique surabondamment, et l'allusion devient transparente : un ours que sa mère a laissé inachevé, et un homme qu'on n'a pas formé, en l'élevant, aux belles manières de la société, — ce sont des idées qui se touchent : l'ours et l'homme sont également incomplets, tous les deux sont mal léchés.

Il y a encore, en style figuré, les ours de théâtre.
Ceux-là vivent aussi et pendant longtemps dans l'ombre et l'isolement, mais ce n'est pas leur faute. — Ces ours sont des pièces (comédies, drames ou vaudevilles) qui ont fait un long séjour dans les cartons de leurs pères. Après les plus nobles efforts pour soulever le voile de leur incognito, ces pauvres ours ont perdu force et courage et se sont résignés à attendre patiemment que leur jour soit arrivé. Si ce jour est dans l'avenir, personne ne le sait, mais beaucoup en doutent. D'après les pièces qu'on voit, il n'est guère permis de dire que ces pièces qu'on ne voit pas soient les plus mauvaises : elles n'ont pas eu de bonheur, voilà tout. Les circonstances ne les ont pas favorisées, ou leur auteur n'a pas été doué d'une dose de ténacité suffisante pour parvenir à forcer toutes les portes. Quoi qu'il en soit, elles dorment, ces pauvres pièces, et c'est en dormant ainsi dans une armoire ou dans une malle qu'elles prennent le caractère des ours, qui passent, comme on le sait, les hivers dans un sommeil presque continuel2.

Quelques-uns de ces infortunés, souvent même les plus maussades, sortent de leur retraite. Ce sont ceux qui appartiennent aux auteurs en vogue. Quand il a eu son grand succès, qu'il a puissamment contribué à remplir la caisse du directeur, un auteur a le droit, et il en use, d'attendre de ce dernier quelque complaisance. Il va donc chercher dans le fond d'un carton un ours depuis longtemps engourdi, il lui fait sa toilette, le rajeunit un peu, et vient dire à son bon directeur : il faudrait me jouer cela. Le directeur fait une petite moue et quelques objections, maison lui ferme la bouche en lui promettant un nouveau chef-d'œuvre, et finalement l'ours passe. Mais il faut avoir eu ce premier succès, et voilà le difficile. Aussi, le sort commun des ours est-il de rester dans une éternelle obscurité. Il est grand, le nombre des auteurs en route comparé à celui des auteurs arrivés. Or, il n'est donné qu'à ces derniers de pouvoir pratiquer avec fruit la passe des ours.

Notons avant de quitter les ours, qu'il y en a un aussi dans le monde des imprimeurs :

« Ce Léchard était un ancien compagnon pressier que, dans leur argot typographique, les ouvriers chargés d'assembler les lettres appellent un ours. Le mouvement de va-et-vient qui ressemble assez à celui d'un ours en cage, par lequel les pressiers se portent de l'encrier à la presse, leur a sans doute valu ce sobriquet. » (Balzac.)

Quant à la rue aux Ours, elle date du XIIIème siècle, et à cette époque elle s'appelait rue aux Oues. Les Oues dans le vieux langage étaient des oies. L'oie, au moyen âge, occupait un rang très-distingué parmi les friandises, et c'est ce qui fit donner le nom de rue aux Oues à la rue où se trouvaient réunis presque tous les rôtisseurs d'oies. Si le mot oues était resté français, nous n'aurions jamais eu de rue aux Ours.


1. "Elles (les femelles) combattent et s'exposent à tout pour sauver leurs petits, qui ne sont point informes en naissant, comme l'ont dit les anciens, et qui, lorsqu'ils sont nés, croissent à peu près aussi vite que les autres animaux ; ils sont parfaitement formés dans le ventre de leur mère, et si les fœtus ou les jeunes oursons ont paru informes au premier coup d'œil, c'est que l'ours adulte l'est lui-même par la masse, la gros- la grosseur et la disproportion du corps et des membres ; et l'on sait que dans toutes les espèces, le fœtus ou le petit nouveau-né est plus disproportionné que l'animal adulte. » (BUFFON, Histoire naturelle des quadrupèdes. )
 
2. L'ours de théâtre a été expliqué ainsi par M. Joachim Duflot : « Tout le monde se souvient, dit-il, de cette farce désopilante appelée l'Ours et le Pacha, que le théâtre des Variétés joua cinq cents fois au moins. »
Le père Brunet représentait le pacha blasé qui veut qu'on l'amuse, Odry jouait le montreur de bêtes, répétant à tout propos : « Prenez mon ours! Mon ours danse la gavotte, prenez mon ours! Il pince de la guitare, prenez mon ours! »
Ces trois mots obtinrent une telle vogue au théâtre, que les directeurs, à l'aspect d'un auteur qui tenait un manuscrit, lui disait de loin :
- Vous voulez m'amuser, vous m'apportez votre ours.
- C'est une pièce charmante, faite pour votre théâtre, répondait l'auteur.
- C'est bien ce que je pensais, prenez mon ours !
Depuis ce temps, L'ours est un vaudeville ou un mélodrame qui a vieilli dans les cartons d'un auteur et qu'on cherche à caser quelque part. Il y a plusieurs espèces d'ours ; les ours mâles, les ours mal léchés, les ours à la barbe grise, et la plus dangereuse espèce, les ours qui mordent, ou, pour être plus exact, les ours auxquels on ne mord pas. »
Peut-être bien aussi que la pièce informe qu'on a refusée n'a été appelée ours que parce qu'elle était mal léchée. Lécher son ours, autrefois, c'était parfaire son œuvre. « Joubert, qui a eu de la réputation, et qui, en effet, plaidoit bien pour le fond quand on lui avoit donné tout le temps qu'il lui falloit pour lécher son ours, disoit de grandes sottises quand il se mettoit sur le bien dire. » (TALLEMANT DES RÉAUX. )